TRIBUNE
Les enseignants doivent-ils pouvoir critiquer librement le gouvernement ?Par Prune Helfter-Noah, haut-fonctionnaire, candidate aux élections européennes sur la liste de La France insoumise — LIBERATION 29 janvier 2019 à 17:39
Le devoir de réserve n'est pas censé museler l'expression de quiconque, que ce soit celle des enseignants, magistrats ou fonctionnaires. Il revient au Parlement français de faire évoluer la liberté d'expression envers les institutions et ses représentants.
Tribune. En décembre, une enseignante a été convoquée par le rectorat après avoir publié une tribune sur Internet critiquant la réaction du président de la République dans le contexte du mouvement des gilets jaunes (1). A la même période, la ministre des Armées a menacé de sanctions les anciens militaires du rang qui avaient fait paraître une tribune hostile au pacte de Marrakech sur les migrations (2).
Très différents, ces rappels à l’ordre ont en commun d’être justifiés par le devoir de réserve qui s’impose à tout agent public, titulaire ou contractuel, pendant et hors du temps de service, y compris sur les réseaux sociaux. Pourtant, une telle obligation, qui avait été écartée à dessein du statut des fonctionnaires en 1983, n’y a pas davantage été intégrée en 2016 à l’occasion de l’adoption de la loi relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Seul est prévu dans le statut que les fonctionnaires fassent preuve de «discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions» (article 26 de la loi du 13 juillet 1983). Et cette obligation de discrétion doit se conjuguer avec la liberté d’opinion garantie aux fonctionnaires (article 6) ainsi que le droit syndical (article 8).
A géométrie variable selon la nature des fonctions, le rang hiérarchique, la publicité donnée aux propos, l’exercice d’un mandat syndical ou de responsabilités politiques, le devoir de réserve demeure donc une construction jurisprudentielle.
Ses conséquences n’en sont pas moins très concrètes pour les agents dont le manquement au devoir de réserve peut être lourdement sanctionné par l’autorité hiérarchique. Le Conseil d’Etat a ainsi confirmé le licenciement d’une chargée de mission pour les droits des femmes auprès du préfet, par ailleurs fondatrice, présidente et animatrice d’une association, laquelle avait publié plusieurs communiqués dénonçant la suppression du ministère des droits de la femme et critiquant la politique du gouvernement sur ce sujet (3).
Aucune définition précise du devoir de réserve n’ayant été donnée par le législateur, un certain flou entoure cette notion. Le manquement au devoir de réserve recouvre en effet alternativement le seul mode d’expression de ses opinions personnelles par le fonctionnaire, quand il n’est pas suffisamment mesuré, et le contenu même du message, s’il constitue une critique de la politique mise en œuvre par le gouvernement. Si le premier aspect du devoir de réserve, qui revient à sanctionner les propos outranciers ou dévalorisants, est assez peu contesté, l’usage fait par l’autorité hiérarchique du second recèle de réels risques relatifs à la liberté d’expression des agents publics qui, pour être des «serviteurs de l’Etat», n’en sont pas moins des citoyens.
Rappelons que l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui vaut pour les fonctionnaires comme pour tout citoyen, dispose que : «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.» S’en tenir au risque d’atteinte à l’ordre public éloignerait le spectre de la censure des agents publics.
Le devoir de réserve impose-t-il vraiment de museler l’expression des enseignants sur la réforme Parcoursup ou celle des droits d’inscription dans le supérieur, d’empêcher les magistrats de se prononcer publiquement sur le projet de fusion des tribunaux d’instance et de grande instance, d’enjoindre aux agents de la fonction publique hospitalière d’appliquer sans faire le moindre commentaire des choix budgétaires qui aboutissent à réduire drastiquement la qualité des soins prodigués ? Les fonctionnaires sont aux premières loges pour apporter un avis éclairé sur les réformes de l’administration proposées par le gouvernement. N’avons-nous pas, collectivement, plus à perdre qu’à gagner en nous privant de cette expertise ? Et que penser d’une démocratie qui reposerait sur un consensus artificiel créé par le silence imposé à ceux qui la font fonctionner ?
Sur ce sujet, une évolution en faveur de la liberté d’expression n’arrivera probablement pas de l’Union européenne, qui accepte sans difficulté la nécessité de limiter la liberté d’expression des fonctionnaires au nom d’un devoir de loyauté (4). C’est donc au Parlement français qu’il importerait de veiller à un meilleur équilibre entre, d’une part, respect des institutions et de leurs représentants, et, d’autre part, remise en cause argumentée des choix effectués par ceux qui ne sont – rappelons-le – que les représentants du peuple français, et ne tirent leur légitimité que de la confiance que leur accorde la population.
(1) https://dijoncter.info/?le-grand-chef-blanc-a-parle-739
(2) https://volontaires-france.fr/lappel-des-generaux-contre-marrakech/
(3) CE, 28 juillet 1993, Mme Marchand, n° 97189 en A
(4) CJCE 6 mars 2001, Connolly c/ Commission, aff. C-273/99 et C-274/99
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